L’impasse de la transition énergétique
Il arrive que ce ne soit pas la bonne volonté qui fasse défaut, mais les conditions préalables à sa concrétisation. C’est précisément ce qui se passe dans le secteur du transport : bien que la nécessité d’opérer la transition vers un transport routier zéro émission bénéficie d’un large soutien, le contexte économique, politique et technologique empêcherait la réalisation opportune des objectifs écologiques. Surtout pour les PME. (Wout Ectors)
L’année dernière, 7.872 nouveaux poids lourds (16 tonnes ou plus) ont été immatriculés en Belgique, dont seulement 79 véhicules électriques. Cette proportion montre clairement que le secteur n’est qu’au début de cette transition énergétique indispensable. Rendre le parc de camions entièrement durable à l’horizon 2030 a tout l’air d’une utopie.
Pour appréhender correctement ce problème complexe, il est important de savoir que le secteur belge du transport routier est majoritairement composé de PME. Seules 2% des sociétés de transport comptent plus de cinquante véhicules, et le transporteur moyen exploite sept à huit camions sur les routes. « Il s’agit surtout d’indépendants et d’entreprises familiales, qui n’ont pas la marge nécessaire pour prendre de grands risques », précise Michaël Reul, Secrétaire général de la fédération du transport UPTR. Il s’agit bien là de risques majeurs puisqu’ils s’inscrivent, selon lui, dans un contexte d’incertitude juridique, technologique et, très certainement, économique. « Ce n’est pas le secteur du transport qui détermine le coût du transport. C’est le marché. Tant mieux si les clients envisagent un transport routier plus écologique, mais qu’ils soient disposés à en payer le prix, cela reste une autre histoire… »
Coûts élevés et doutes profonds
La facture de la transition énergétique ne doit pas être sous-estimée et commence par l’achat d’un camion zéro émission, confirme Philippe Degraef, Directeur général de la fédération analogue Febetra. « Le prix d’un camion électrique (les alternatives à l’hydrogène sont encore au stade des prototypes) est trois fois plus élevé que son équivalent au diesel. Nous parlons donc là d’un investissement très lourd, surtout pour des PME. » Michaël Reul ne voit pas non plus émerger un acteur disruptif qui ferait pression sur les prix. « Le choix reste limité. Ce sont seulement les huit constructeurs traditionnels qui proposent aussi une variante électrique très coûteuse. »
« De toute façon, les véhicules électriques ne sont intéressants que si vous pouvez générer votre propre énergie », dit Philippe Degraef en rappelant un second frein, sans doute plus important encore, à l’électrification. « Si vous devez chaque fois recharger auprès d’une borne publique, pour autant qu’il en existe pour les camions, vous rendez votre transport plus vert en vous mettant dans le rouge. Mais je crains qu’il soit impossible pour les PME de supporter le coût de panneaux solaires et d’une cabine à haute tension. » Michaël Reul partage cet avis et pose une autre question pertinente. « Les fournisseurs d’énergie pourront-ils répondre à une augmentation de la demande ? De plus, il n’y a aucune clarté sur l’évolution des tarifs de l’électricité dans les prochaines années. »
Il y a peut-être une lueur d’espoir dans la perspective de voir le secteur intégrer en 2027 le système européen d’échange de quotas d’émissions de CO2 (ETS), via une nouvelle taxe sur les combustibles fossiles. L’électricité coûtera alors moins cher. Mais Michaël Reul n’y voit pas forcément un levier pour l’électrification. « La hausse de prix n’atteindrait que 20 cents. C’est tout sauf un signal fort et cela n’aura qu’un impact négligeable. Comme la taxe kilométrique, qui ne réduit pas du tout le nombre de camions sur les routes. »
Autonomie et charge utile
Supposons qu’une combinaison de régimes de subvention actuels et nouveaux permette la production de camions électriques abordables et l’aménagement d’une infrastructure de recharge sur les sites des transporteurs et chez leurs clients. La transition durable deviendra-t-elle alors une réalité ? « Non, répond catégoriquement Philippe Degraef, parce que l’autonomie reste un obstacle. Dans la pratique, la limite est souvent de 300 kilomètres. Ajoutez-y le manque total de bornes publiques et vous comprenez pourquoi le transport international est exclu. » Et il faut encore mentionner le poids des batteries, qui réduit fortement la charge utile. Une révision de la législation sur les poids et les mesures doit donc être une priorité, estiment les deux fédérations professionnelles.
Concernant ces mesures d’aide, les avis sont partagés. Là où Michaël Reul voit dans des règles (changeantes) une dose d’incertitude supplémentaire néfaste, Philippe Degraef plaide pour des subventions suffisantes et d’autres formes de soutien politique, ne serait-ce que pour rester compétitifs, une nuance également formulée par Michaël Reul. L’absence d’exonération de la taxe kilométrique pour ces camions zéro émission en Wallonie explique, selon Philippe Degraef, pourquoi 78 des 79 poids lourds électriques ont été vendus à un transporteur flamand. En Flandre, cette exonération existe et la prime à l’écologie+ (subside de 35% pour les PME et de 21% pour les grandes entreprises, pour des investissements jusqu’à 400.000 euros et maximum deux véhicules) apporte en outre une bouffée d’oxygène à l’achat d’un camion électrique. « La Wallonie risque de devenir le point noir sur la carte de l’électrification. »
Impuissants ?
Subsides pour les camions électriques et autres types de poids lourds zéro émission (Febetra jure par la neutralité énergétique et croit aussi dur comme fer dans l’hydrogène, le biogaz et le biodiesel à base de déchets), infrastructure de recharge dans l’espace public et les entreprises, capacité énergétique nationale, … C’est un fait : beaucoup de changements doivent intervenir simultanément, sur lesquels le (petit) transporteur n’a en outre aucune prise. « Il reste beaucoup à faire sur le plan politique. » Mais de modestes sociétés de transport ne peuvent-elles donc rien faire en attendant que ces conditions soient mises en place ? « Il peut s’avérer utile pour des sous-traitants de rencontrer leurs clients pour en parler », conseille Philippe Degraef. « Des partenariats permettant à des sous-traitants de recharger auprès de grands acteurs seront bientôt nécessaires. » Mais « bientôt », c’est quand exactement ? Michaël Reul : « Si les pouvoirs publics prennent les mesures nécessaires, il devrait être possible de rendre le transport de marchandises par la route plus écologique d’ici 2040, avec dix ans de retard donc. »