L’IA et la construction
L’intelligence artificielle peut-elle contribuer à rendre le processus de la construction plus intelligent, plus efficace et plus sûr ? Absolument, répond Mieke De Ketelaere, spécialiste de l’IA. Mais elle met aussi en garde contre les pièges et une mauvaise compréhension de l’IA. (Laurenz Verledens)
Professeure auxiliaire d’intelligence artificielle (IA) à la Vlerick Business School, Mieke De Ketelaere est une conférencière très appréciée dans les milieux de la construction et de l’immobilier. Non sans raison : Mieke De Ketelaere fait autorité en matière d’IA, elle s’exprime avec passion et elle connaît bien l’univers de la construction. Elle est d’ailleurs membre du comité consultatif de l’entreprise de construction Dethier.
Nous avons interviewé Mieke De Ketelaere après une séance d’information organisée par ING sur le thème ‘Secteur immobilier et IA : un duo gagnant ?’. Elle montre les possibilités fantastiques de l’IA, sans pour autant tomber dans l’euphorie. Une part importante de son exposé décrit les dangers, les coûts sociétaux et les dilemmes éthiques associés à l’IA. Elle insiste aussi sur les nombreux malentendus qui existent dans les entreprises au sujet de l’IA. « Sur 100 sociétés qui misent sur l’IA, 25 seulement en retirent une plus-value véritable : gain d’efficacité, amélioration des prestations, réduction des coûts, etc. »
De mauvaises attentes mènent-elles à une mauvaise utilisation de l’IA ?
MIEKE DE KETELAERE. Oui, les mauvaises attentes jouent un rôle, mais le problème est plus profond. La mode de l’IA pousse des entreprises à se précipiter vers ces outils sans bien comprendre de quoi il s’agit. Elles achètent des licences Copilot, par exemple, mais sans mener une réflexion sur les problèmes qu’elles veulent résoudre. Elles manquent de pensée critique et elles ne basent pas leur démarche sur les problèmes. Cela explique pourquoi, dans de nombreux cas, le succès ne dépasse pas ce taux de 25%.
Qu’est-ce que l’IA ? Et qu’est-ce qu’elle n’est pas ?
DE KETELAERE. En réalité, notre conception de l’IA vient d’une question philosophique posée dans les années 50 : est-il possible de développer une technologie qui imite la pensée humaine ? Les premières tentatives pour élaborer de tels systèmes étaient basées sur des règles : elles suivaient des instructions précises. À un certain moment, nous nous sommes dirigés vers des systèmes inductifs qui, à l’instar du cerveau humain, identifient des modèles dans de grandes quantités de données. Voyez comment un enfant apprend ce qu’est un chat ou un chien. Vous regardez un livre d’images avec lui et, devant le dessin d’un chat, vous dites : ‘C’est un chat’. Après un certain temps, l’enfant reconnaît un chat, même lorsqu’il n’a encore jamais vu ce chat particulier. L’IA fonctionne de la même manière. Mais ces systèmes inductifs nécessitent deux conditions essentielles : les données et la puissance de calcul. Pendant très longtemps, ils sont donc restés inutilisables parce que ces conditions n’étaient pas remplies. Aujourd’hui, ces barrières sont tombées et les applications ont très vite trouvé le chemin des entreprises. Mais c’est également là que réside le problème : l’IA est mal comprise dans beaucoup d’entreprises. Les décideurs, souvent dotés d’une formation financière, considèrent l’IA comme un système basé sur des règles (comme un ensemble ERP) qui génère toujours une réponse. Et leur expérience des systèmes ERP les amène à penser que ces réponses sont fiables. Or, le fonctionnement de l’IA n’est pas basé sur des règles, mais sur des statistiques. Dès lors, les réponses ne sont jamais entièrement correctes. Pour utiliser la technologie de manière sensée, il est essentiel de comprendre que l’IA est toujours basée sur des probabilités.
Vous donnez l’exemple des bâtiments dits ‘intelligents’, qui sont remplis de capteurs, mais désastreux pour y travailler.
DE KETELAERE. Il n’y a pas de problème en soi, mais il manque un aspect crucial : les systèmes utilisés dans les bâtiments intelligents ne travaillent pas ensemble. Dans le cerveau humain, nos capteurs (les yeux, les oreilles, le nez) collectent des informations et les associent pour former une seule image de la réalité. Si je vois un lion dans un zoo, je ne bouge pas. Mais si je vois le même lion dans la nature, je sais que je dois prendre la fuite. Dans un bâtiment intelligent, ce ne sont pas les capteurs qui échouent, mais la collaboration entre les capteurs. Les systèmes sont souvent de marques différentes et ils communiquent très peu entre eux. C’est donc une erreur de croire qu’en multipliant les capteurs et les données, on obtient forcément des bâtiments plus intelligents. On a parfois seulement besoin d’autres modèles ou même simplement de bon sens. Un détecteur d’incendie se déclenche lorsqu’il y a de la fumée, mais il ne comprend pas que cette fumée peut s’avérer normale après avoir cuisiné ou pris une douche. Nous n’avons pas encore digitalisé cette capacité de raisonnement ou ce simple bon sens.
L’IA peut-elle contribuer à relever des défis dans la construction et l’immobilier?
DE KETELAERE. Absolument. Elle peut se charger de tâches routinières. Un exemple classique est celui de l’administration sur un chantier : les documents remis lors des livraisons se salissent ou se perdent aisément, et plus personne ne sait qui a livré quoi. Avec l’IA (et la reconnaissance d’image et de texte), il est possible d’automatiser ce processus et d’éviter beaucoup d’erreurs. L’IA peut également aborder des problèmes complexes. Ainsi, les marges sont très étroites dans la construction et le moindre imprévu (comme un retard de livraison consécutif à une pénurie de matériaux) est très impactant. L’IA peut proposer des matériaux alternatifs ou dénicher rapidement de nouvelles options dans d’immenses sources de données. Un autre exemple est l’achat ou la vente de terrain : l’IA est très douée pour déterminer un prix correct, en tenant compte d’innombrables variables. L’IA peut aussi s’avérer utile pour améliorer la sécurité sur un chantier. Des caméras détectent que toutes les personnes présentes portent un casque. Et l’IA réduit le coût des erreurs en chargeant des robots de scanner le chantier pendant la nuit avec des caméras et en comparant ces images avec le modèle BIM. Ainsi, les erreurs commises dans la construction sont très vite repérées, comme un mur trop éloigné d’un mètre. Cela permet de corriger immédiatement au lieu de constater des semaines plus tard que les portes ou les fenêtres ne correspondent pas. Mais l’IA a aussi ses limites. Elle n’est pas capable, par exemple, de détecter des variations dans le coût des matériaux. En effet, les prix des matériaux sont tellement instables, en raison d’événements mondiaux comme la guerre en Ukraine, que l’IA n’est pas en mesure d’effectuer des analyses fiables. Dans de telles situations, il faut revenir à l’expertise humaine et au bon sens.
Quels sont les écueils les plus fréquents ?
DE KETELAERE. Les entreprises commettent souvent l’erreur de considérer l’IA comme un domaine exclusivement technologique, réservé au département IT. Si vous voulez utiliser l’IA, vous devez l’intégrer dans l’ADN de l’entreprise. Il n’est pas nécessaire de devenir un expert, mais il faut savoir ce que l’IA peut faire et ne peut pas faire. Un deuxième écueil est le manque d’objectifs clairs. Les entreprises lancent des projets sans déterminer au préalable comment elles en mesureront la réussite. Et quand l’équipe réclame plus de budget six mois plus tard, personne ne peut dire si le projet a réellement produit quelque chose. La troisième erreur très répandue est le manque d’attention pour la gestion du changement.Il faut appliquer l’IA by design : avec un plan qui tient compte des processus, des équipes et de l’impact sur l’entreprise.