Le X-factor du patrimoine
Notre patrimoine immobilier raconte une histoire qui passionne les concepteurs de projets et les utilisateurs. Mais réaffecter un bâtiment est généralement plus complexe que d’en construire un nouveau, car tout l’enjeu est de trouver le bon équilibre entre ce que l’on conserve et ce que l’on rénove. Une nouvelle affectation, ça ne s’impose pas à un bien historique. (Laurenz Verledens)
« Cela demande plus d’efforts, mais on reçoit aussi beaucoup en retour. Les utilisateurs et le voisinage se montrent toujours plus reconnaissants à l’égard d’un projet de réaffectation du patrimoine que d’une nouvelle construction. Parce que le bâtiment va vivre une nouvelle page de son histoire. Mais il y a également la dimension émotionnelle. Si le restaurant The Jane est si populaire, c’est avant tout parce que la cuisine y est excellente, mais aussi parce que le cadre est unique. C’est le X-factor du patrimoine. »
Jan Lambertyn, PDG de Triginta, nous explique pourquoi le patrimoine suscite un tel attrait. Depuis sa création en 2018, la société gantoise Triginta, spécialisée dans le développement de projets et l’investissement immobilier se concentre avant tout sur la réaffectation d'un patrimoine de valeur, principalement religieux. Son portefeuille de développement et d'investissement comprend des joyaux tels que le manoir historique de Gand qui abrite l'Académie royale de langue et de littérature néerlandaises, le couvent Sainte-Wivine à Dilbeek, transformé en bureaux, l’église des Pères et son cloître au cœur de Roulers, ainsi que le restaurant anversois étoilé The Jane.
Si l’attrait pour les bâtiments patrimoniaux est considérable, leur réaffectation est aussi plus complexe, prévient Rob Ragoen, COO chez Triginta. « Beaucoup échouent dans leurs projets de réaffectation du patrimoine par manque d’expérience. Plus le bâtiment est protégé, plus l’approche est difficile. Ça se complique encore si l’intérieur est protégé. Et je ne parle pas uniquement de la rénovation. L’utilisation et la gestion entraînent aussi leur lot de contraintes. » « Nous constatons souvent qu’un promoteur ou un investisseur immobilier achète un bien patrimonial avec l’intention de reconstruire, mais ça ne fonctionne pas comme ça », poursuit Jan Lambertyn.
L’échelle et le lieu sont essentiels
Trois éléments retiennent particulièrement l’attention de Triginta lors de la sélection de bâtiments patrimoniaux : l’enveloppe du bâtiment, la structure et la répartition, et l’échelle. « L’enveloppe est importante pour conférer au bâtiment une affectation et un confort de haut niveau », explique Rob Ragoen. « La structure détermine la direction que nous pouvons prendre en termes de réaffectation. Et enfin, pour qu’un projet soit rentable, il faut travailler à grande échelle, ce qui améliore en général le rapport entre le nombre de mètres carrés faciles et le nombre de mètres carrés difficiles. »
Pour Johan Vandendriessche, Managing Partner chez VDD Project Development, promoteur immobilier brugeois, l’échelle est également le critère de base dans le choix des bâtiments. « Le travail investi dans les démarches visant à obtenir le permis pour une nouvelle affectation est quasi identique pour un bâtiment de dix appartements ou de cent appartements », souligne-t-il. VDD est spécialisée dans la réaffectation de sites historiques en milieu urbain. À Bruges, VDD a créé 40 appartements de luxe et quelques espaces commerciaux dans l’ancienne Weylerkazerne et termine les travaux de rénovation et réaffectation de la majestueuse Maison Van Hamme de la Sint-Maartensplein. À Bruxelles, 4 projets occupent actuellement le promoteur immobilier : le Royal Botanic au Botanique, The Dome sur la place de la Bourse, le Grand Sablon 40 au Sablon et le Mérode à Ixelles.
VDD opte résolument pour des lieux haut de gamme. « Pas uniquement parce que le lieu nous semble prometteur, mais aussi parce que nos prix de vente doivent être suffisamment élevés pour compenser les coûts de restauration », explique Thibaut De Vos, Managing Partner. « Un projet de réaffectation coûte toujours plus cher. Presque tout ce que nous réalisons est du sur-mesure. La surface vendable est aussi plus petite dans ce type de bâtiments. Le hall d’entrée est très souvent exigu dans une nouvelle construction, alors que dans nos projets, cet espace est des plus généreux. On ne peut donc vendre que 60 à 70 % de la surface dans un bâtiment historique, contre 90 % dans une nouvelle construction. »
VDD a pour habitude de travailler avec des architectes de haut vol, parmi lesquels des noms internationalement connus. Pour transformer l’ancien Grand Hôtel sur la digue de Nieuport et créer la résidence The Grand, VDD a fait appel au célèbre architecte londonien David Chipperfield, tout comme pour la réaffectation du couvent Sainte-Agnès à Gand. Le bureau d’architectes OMA, fondé par Rem Koolhaas, collabore quant à lui à la restauration de la prison à coupole de Breda, le premier projet de VDD en dehors des frontières. « Si nous optons pour ces architectes de renommée internationale, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’architectes qualifiés en Belgique », précise Johan Vandendriessche. « Bien au contraire, et nous travaillons d’ailleurs beaucoup en partenariat avec des architectes belges. »
Le plus souvent, VDD fait la part belle au résidentiel dans ses projets de réaffectation de bâtiments historiques, mais reste ouvert à d’autres fonctions. « Notre priorité, c’est le lieu et le bâtiment, puis on s’adapte », explique Thibaut De Vos. « La fonction suit. Tout est possible. On invente même des fonctions, comme à la prison de Breda où l’on va créer un arts and performance center. »
Triginta partage une vision similaire de la réaffectation. « On ne peut pas imposer une fonction à un bâtiment historique », affirme Jan Lambertyn. « On essaie toujours de la conserver. Idéalement, on ne s’éloigne pas de la fonction initiale. Mais on tient aussi compte des besoins du lieu bien sûr. »
Plus durable que du neuf
Respecter la valeur patrimoniale d’un bien est-il encore conciliable avec les normes de plus en plus strictes en termes de durabilité ? « Oui », répond Rob Ragoen. « C’est plus compliqué car on part d’une situation existante, mais c’est possible. Les autorités responsables du patrimoine ont aussi évolué. Si on leur soumet de bons exemples, elles sont prêtes à autoriser certaines techniques ou applications, comme du double vitrage ou des panneaux solaires. Le fait que de nombreux logiciels sont basés sur des normes appliquées aux nouvelles constructions ne nous facilite pas la tâche. Les certificateurs et agences de rating travaillent aussi avec des modèles qui ne tiennent pas compte de la spécificité du patrimoine. » « On voit des situations absurdes », ajoute Jan Lambertyn. « Comme des murs de 70 cm d’épaisseur qui doivent, selon le modèle d’ingénierie, être couverts de 10 cm d’isolation. Soit… »
Chez VDD, la durabilité n’est pas non plus un obstacle insurmontable à une réaffectation respectueuse. « La durabilité est une nécessité absolue pour nous », insiste Thibaut De Vos. « Il y a quelques années, encore avant la crise énergétique, on a décidé de réaliser des projets sans gaz. On y arrive, mais c’est un vrai défi. Pour la géothermie par exemple, on doit pouvoir forer, mais sous un bâtiment historique, c’est impensable. On a donc besoin de suffisamment d’espace autour du bâtiment. »
Les deux promoteurs ajoutent que la réaffectation répond au concept de construction circulaire. « Je peux donc affirmer que nos bâtiments sont plus durables que la plupart des nouvelles constructions », conclut Jan Lambertyn.