Le futur du secteur industriel : en finir avec les considérations nationales étriquées
Le secteur industriel en a vu de toutes les couleurs ces dernières années, mais la très ambitieuse politique européenne en matière de climat, couplée à la très forte augmentation des prix de l’énergie, semble vraiment frapper de plein fouet un grand nombre d’entreprises industrielles. « Je n’ai jamais vécu une telle situation au cours des deux dernières décennies », prévient Frank Beckx, directeur du centre de connaissances du Voka. (Filip Michiels)
Une récente enquête Voka menée auprès de 650 entreprises est assez éloquente : le secteur industriel s'attend à un recul de l'activité économique de 6 % pour l'ensemble de l'année 2023. Un quart des grandes entreprises industrielles a déjà recours au chômage temporaire, et un autre quart l'envisage dans les mois à venir. Pour le secteur de la chimie, le tableau est encore plus sombre : en un an, le chiffre d'affaires a diminué de 15 % et le taux d'utilisation des capacités des usines chimiques de notre pays est aujourd'hui passé sous la barre des 70 %, un niveau historiquement bas.
« Il est tout aussi inquiétant de constater que les importations bon marché de produits semi-finis et même finis ne cessent d’augmenter sur le marché européen. Il en résulte une rupture de la chaîne de valeur, ce qui à terme peut avoir des conséquences économiques considérables », prévient Frank Beckx. « Cette situation ne peut donc pas perdurer. Nous avons connu une tendance négative pendant quatre trimestres consécutifs, non seulement dans notre pays, mais aussi dans l'ensemble de l'industrie européenne. N'oublions pas que ce secteur emploie encore 572.000 personnes dans notre pays. Il reste également, et de loin, le secteur économique qui apporte la plus forte valeur ajoutée. Les emplois indirects générés par les activités industrielles restent particulièrement importants, le secteur industriel est la plaque tournante de nos exportations et contribue dans une large mesure à la recherche et au développement ainsi qu’à l'innovation. »
Selon Frank Beckx, l'augmentation considérable des coûts de la main-d'œuvre et, depuis peu, la flambée des prix de l'énergie obligent depuis des années nos industries à se livrer à des exercices successifs d'efficience. « À cela s'ajoute une pression réglementaire européenne gigantesque, sous différentes formes : réglementations ESG, objectifs de biodiversité et green deal. Personne ne remet en question les ambitions climatiques, mais la manière dont elles sont mises en œuvre aujourd'hui pèse lourdement sur notre industrie européenne. Elle est et reste très productive, mais il arrive un moment où les limites sont atteintes. De plus, l'incertitude persistante ne favorise pas les initiatives. »
Du sur-mesure européen
Pour Frank Beckx, les choses sont claires : alors que l'actuelle Commission européenne s'est principalement concentrée sur l'agenda climatique, la prochaine devra avant tout se pencher sur la compétitivité des entreprises européennes. Elle devra mettre en œuvre des politiques de réindustrialisation, comme il en existe ailleurs dans le monde, et notamment aux États-Unis. « Il faut également que cette politique soit une réponse véritablement européenne. Un simple assouplissement des règles en matière d’aides d'État ne suffira pas et aura même un effet inverse. Les grands États membres ouvriront largement ce robinet et le marché intérieur européen sera réellement mis sous pression. »
Selon Frank Beckx, la nouvelle approche européenne devra immanquablement être plus personnalisée. Surtout pour une région particulièrement peuplée et fortement industrialisée comme la Flandre, qui compte de nombreuses zones naturelles fragmentées et où l'agriculture est très présente. « Indépendamment des objectifs climatiques généraux imposés par l'Europe d'ici 2050, certains États membres ont simplement besoin de plus de flexibilité. Pour ma part c’est une des leçons qu’il faudrait tirer de la crise de l'azote. Par ailleurs, nous devons également adopter une approche véritablement holistique, une politique industrielle intégrée dans tous les domaines. A cet égard, avoir un ministre régional de l’industrie ou un commissaire européen à l'industrie ne serait certainement pas une mauvaise idée. La prise de conscience politique est bien présente, mais il faut à présent passer à l'action. »
Autonomie stratégique
Rudy Aernoudt, ancien chef de cabinet de Fientje Moerman, entre autres, et Senior Economist à la Commission européenne, souligne également l'importance du rôle de l'UE dans la nouvelle stratégie industrielle. « Notre politique industrielle doit être beaucoup plus ciblée et, surtout, nous devons cesser de subventionner tout et n'importe qui », estime-t-il. « La Commission européenne a récemment identifié 137 services et biens qui revêtent une importance stratégique pour l'économie européenne et pour lesquels nous sommes encore largement dépendants de pays principalement asiatiques. Sur cette base, elle a élaboré pour tous ces produits et services un plan qui détaille comment nous pouvons retrouver le plus rapidement possible une plus grande autonomie stratégique. Le règlement européen sur les semi-conducteurs, qui vise à faire passer la part de l'Europe dans la production mondiale de puces électroniques et de semi-conducteurs de 10 à 20 %, est déjà un pas dans la bonne direction. »
Pour Rudy Aernoudt, le fait que l’Union européenne se soit érigée ces dernières années en championne d'une politique climatique stricte à travers le pacte vert, ce qui s'est notamment traduit chez nous par un cadre réglementaire contraignant en matière d'azote, n’est pas une excuse, bien au contraire. « Si nous ne tolérons plus que des voitures neutres sur le plan climatique, allons plus loin et investissons à fond dans les technologies qui peuvent soutenir des objectifs climatiques aussi ambitieux. Aujourd'hui, nous faisons exactement l’inverse : nous permettons aux Chinois, dont les règles environnementales sont beaucoup moins strictes dans de nombreux domaines, d'inonder notre marché de voitures électriques. Nous sommes donc doublement perdants : l'Europe voit disparaître des emplois industriels et la planète ne devient pas plus verte. A cet égard, le mécanisme européen de correction des émissions de carbone aux frontières, qui a été récemment approuvé, constitue également un pas dans la bonne direction. Les entreprises non européennes polluantes qui souhaitent vendre leurs produits dans l'UE devront bientôt payer une taxe supplémentaire. L'Europe réglemente, la Chine produit et nous subventionnons, cela n’a pas de sens. Il est grand temps de tirer les leçons des erreurs du passé, y compris en ce qui concerne les chantiers navals et les panneaux solaires. »
Relocalisation
Rudy Aernoudt estime qu’il y a plus de potentiel dans le ‘reshoring’ que dans les nouvelles industries, c'est-à-dire dans le retour de la production industrielle en Belgique et en Europe occidentale. Mais dans ce domaine également, une stratégie à long terme s'impose. « Au Royaume-Uni, il existe déjà une agence de relocalisation, c’est une initiative privée des chambres de commerce. Le gouvernement sait donc exactement dans quelles entreprises et dans quels secteurs des délocalisations ont lieu, alors que chez nous, nous n'avons aucune idée précise, ni au niveau régional, ni au niveau fédéral, des entreprises qui ont quitté le pays ces dernières années. Pourtant, juste avant le début de la pandémie, la délocalisation a permis de générer 9 nouveaux jobs sur 10 dans le secteur industriel aux Etats-Unis. Au total, 1,5 million d'emplois ont ainsi été créés aux États-Unis ces dernières années. Cela fait réfléchir. Que nos gouvernements se penchent donc aussi sur les besoins de certaines entreprises industrielles pour revenir au pays. »
Lui aussi plaide en faveur de mesures ciblées et d’une approche européenne, fondée sur des paramètres objectifs, qui permet d’opérer des choix clairs quant à la nouvelle localisation des installations industrielles. « A long terme, tout le monde y gagnera. À terme, il devrait être à nouveau possible d'atteindre 25 % d'emplois industriels en Europe. Nous n'avons aucun intérêt à devenir le parc de loisirs du monde. »
Coûts salariaux
Il subsiste toutefois un argument décisif contre la réindustrialisation : le coût élevé de la main-d'œuvre dans notre pays et en Europe occidentale. Rudy Aernoudt le balaie d’un revers de la main, arguant qu’il n'a guère de sens en 2023. « Le coût salarial moyen en Bulgarie ou en Roumanie, par exemple, est déjà inférieur à celui de la Chine. En même temps, l’Europe continue à soutenir massivement ces pays à travers toutes sortes de subventions. Pourquoi ne pas implanter de nouvelles industries à forte intensité de main-d'œuvre dans ces pays de l'UE, ce qui nous permettrait de beaucoup moins les subventionner ? En matière de réindustrialisation, nous devons en finir avec ces considérations nationales étriquées et aborder la question de manière stratégique, dans une perspective européenne à long terme et en prenant en considération le cas de chaque pays. Voulons-nous mettre le paquet sur l'assemblage de voitures électriques, ou plutôt sur la production de batteries ? Aujourd’hui, ces secteurs ne sont plus des secteurs à forte intensité de main-d'œuvre, ils nous sont donc plus accessibles. Regardez le Pays basque : il a investi il y a des années dans les industries de l'aluminium et de l'aérospatiale. Aujourd'hui, la part de l'industrie dans le PIB est encore de 28 %. A mon avis, la question clé à laquelle les responsables politiques doivent répondre aujourd'hui est donc de savoir si le secteur industriel est toujours le bienvenu chez nous. Et je pense qu’un certain nombre d'entreprises chimiques répondront plutôt par la négative à cette question pour le moment. »