En Marge du Top Transport : Un virage à renégocier ?
L’Europe ne s’est-elle pas lancée un peu trop vite dans le tout électrique ? - Tony Coenjaerts
Avec 366.303 voitures neuves immatriculées, notre marché automobile a enregistré en 2022 une troisième année consécutive de recul (moins 4,4 %) et sans l’apport des entreprises, les résultats auraient été plus mauvais encore. L’année suivante, ces dernières ont augmenté de 41 % leurs immatriculations au point de représenter en 2023 deux tiers des immatriculations. En raison du forcing fiscal dont elles font l’objet, les voitures de société sont principalement électriques. En 2022, le cap des 300.000 hybrides a été franchi ainsi que celui, symbolique, du pour cent de voitures 100 % électriques.
Victime de la pénurie mondiale qui affecte les semi-conducteurs, le marché des utilitaires légers a connu en 2022 son plus important recul (moins 21,6 %) depuis 1955. Un mouvement de rattrapage est certes intervenu mais les chiffres (56.102 en 2022) restent nettement inférieurs aux sommets enregistrés avant la pandémie. Le marché des poids lourds, fortement impacté par les fermetures imposées dans le cadre de la lutte contre le Covid s’est partiellement ranimé avec pour 2022 une augmentation des immatriculations de 22,7 % pour les tracteurs de plus de 16 tonnes, un recul de 7,6 % des porteurs de plus de 16 tonnes et un autre de 28,6 % pour les poids lourds de moins de 16 tonnes. Faut-il vraiment s’en étonner ? En 2022 nos transporteurs n’ont pas vraiment été à la fête avec, sur base annuelle, une activité intérieure en recul de 3,5 % et de 5,5 % à l’international. Seul le deuxième trimestre a apporté une timide éclaircie lorsque la reprise des activités flirtait avec le zéro.
Etoiles montantes
Cette morosité ambiante n’a toutefois pas empêché le Limbourgeois Essers de franchir en 2022 le cap du milliard d’euros de chiffre d’affaires, dont 720 millions réalisés dans notre pays. En 2023, Essers a entamé une réorganisation assez complexe et phasée du groupe, la première portant sur l’immobilier logistique et a inauguré à Lommel, sur un terrain de 27 hectares, 160.000 mètres carrés dédiés au stockage de produits chimiques avec, parmi les premiers utilisateurs, le créateur suisse de parfums et d’arômes Guivaudan. L’autre point fort du groupe concerne les soins de santé, domaine dans lequel le site bruxellois, voisin de l’aéroport, a été modernisé et agrandi.
Parmi les étoiles montantes du secteur relevons Van Moer et Xwift. Le premier, qui a fêté en 2022 mais avec deux ans de retard imputables au Covid son trentième anniversaire, a multiplié au cours de cette même année les acquisitions. En mai, le groupe anversois Van Loon dont relevaient notamment les sociétés Antwerp Tank Storage et Antwerp Tank Cleaning ; en juillet, Berkman Logistics Belgium Antwerp (BLBA) et deux mois plus tard, Rhenus Terminal Brussels ont rejoint le groupe, ce qui a porté le chiffre d’affaires consolidé de celui-ci de 222 à 310 millions d’euros. En 2023, Van Moer a pris possession de son nouveau siège social situé à Zwijndrecht dans les anciens bâtiments de la compagnie d’assurances La Bâloise.
Xwift, une entreprise de transport express de marchandises initiée en 2017 par Pieter Denys avec 2.500 euros empruntés à sa grand-mère a, elle aussi, multiplié les acquisitions – Buhl Transport (Lokeren), Demolans Logistiques (Mouscron), Flinstone (Gand), J&V Sneltransport (Anvers) – et devrait réaliser en 2023 un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros.
Surcoût et rayon d’action
Relevons encore parmi les grands mouvements de l’exercice sous revue, l’extension du groupe français Stef en Flandre avec l’acquisition de Transwest (200 personnes, 250 véhicules) implanté à Oostkamp en plein cœur de l’industrie agro-alimentaire flamande ainsi que la construction en Limbourg par le Suisse Kuehne+Nagel de deux nouveaux centres de distribution, l’un situé à Beringen, l’autre à Tessenderlo, qui devraient créer ensemble quelque 1.200 emplois.
Contrairement au marché des voitures, celui des VUL (véhicules utilitaires légers) et des poids lourds reste résolument thermique. L’électricité n’y a pas vraiment la cote pour diverses raisons qui vont du surcoût à l’achat à la modestie des rayons d’action en passant par les difficultés ainsi que le temps de recharge. Une partie de ces arguments ne tient toutefois pas la route pour les transports en commun dont les flottes verdissent en permanence tout en faisant deci-delà, grincer des dents. Un marché de 500 bus convoité par VDL dont la nouvelle usine de Roulers est désormais opérationnelle a finalement été attribué par De Lijn à l’Italien Iveco. Peu après, la société de transport flamande passait commande auprès du Chinois BYD de 92 bus tout en se réservant la possibilité d’augmenter ce nombre de 408 unités sans devoir repasser par un nouvel appel d’offre. Cette fois, le perdant est Van Hool dont les comptes consolidés 2022 se sont une nouvelle fois terminés dans le rouge.
Échéances irréalistes
En juillet 2023, Volvo a livré le premier poids lourd électrique fabriqué dans notre pays à Katoen Natie. Il sera affecté à l’approvisionnement du fabricant de compresseurs Atlas Copco Airpower installé à Wilrijk. Anticipant l’extension du marché, Volvo implantera à Gand un nouveau centre logistique ainsi qu’une nouvelle usine de fabrication de modules de batteries. Mais la souplesse reste de mise : les camions électriques seront construits sur la même ligne de production que les moteurs à combustion et d’autres modèles, tels les camions électriques à pile à combustible, viendront s’y ajouter. Le bons sens même, dans la mesure où contrairement au marché des voitures, fiscalement dopé, celui des utilitaires électriques tarde à démarrer. En cause notamment, leur modeste autonomie qui en limite le rayon d’action. Colruyt utilise par exemple, un Volvo FM Electric de 44 tonnes pour le transport de marchandises entre ses centres de distribution et les magasins du groupe en Belgique. Chez Heineken, deux camions électriques effectueront des navettes entre le terminal à conteneurs de Willebroek et la Malterie Albert, la plus grande du groupe, située à Puurs le long du Rupel. Ensemble, ils parcourront annuellement quelque 48.000 kilomètres et sont propriété de Distrilog, un groupe qui totalise 460.000 mètres carrés d’entrepôts et a acquis au cœur de l’été dernier De Rocker Logistics établi à Zele.
Pour le secteur, deux échéances pointent à l’horizon : 2035 lorsque sera interdite la commercialisation de voitures thermiques neuves et d’utilitaires légers et 2040 lorsque les poids lourds actionnés au diesel recevront leur coup de grâce. Ces dates, imposées par une Europe qui se veut entièrement décarbonée à l’horizon 2050 sont elles bien réalistes ? Même la très sérieuse Cour Européenne des Comptes en doute. Comment prévoir l’avenir lorsque l’on travaille avec des outils du passé, interroge en effet cette dernière dans un Rapport publié en juin dernier consacré à la politique industrielle de l’Union en matière de batteries ? La Cour s’y s’inquiète notamment du caractère « limité et souvent obsolète » des données au départ desquelles la Commission tente de forcer le tout électrique. Eurostat, assène-t-elle, « rend compte des quantités de batteries produites mais pas de leur capacité énergétique en wattheures, le principal indicateur du marché ».
Autosuffisance aléatoire
La transition vers une énergie propre entraînera sans aucun doute l’apparition sur nos routes d’utilitaires plus lourds et/ou plus longs mais quelles que soient leurs dimensions, ils devront emporter des batteries et en ce domaine, relève la Cour, « l’industrie européenne de batteries n’est pas compétitive au niveau mondial ». S’y ajoute que l’autosuffisance en matières premières essentielles à la production de batteries et en capacité de raffinage est loin d’être acquise et cela, même si tous les projets actuellement annoncés deviennent réalité. Pour des matières premières primaires telles que le cobalt, le lithium, le manganèse, le nickel ou le graphite naturel, le taux de dépendance de l’Europe atteint en moyenne 78 % et souvent, dépend d’un seul pays – la République démocratique du Congo (68 %) pour le cobalt, la Chine (40 %) pour le graphite, le Gabon (39 %) pour le manganèse, etc. – de sorte que les risques géopolitiques sont loin d’être absents. Il en résulte une course aux matières premières, génératrice d’augmentations de prix et de pénuries, encore aggravées par une rigidité de l’offre. Au Portugal, par exemple, si des réserves de lithium ont été identifiées dès 2017, leur exploitation ne démarrera, au mieux, qu’en 2026 !
Pour le transport de marchandises, observe Febetra dans son Mémorandum 2024, « l’électrique n’est pas la seule piste à suivre. L’hydrogène, les bio-carburants et les carburants synthétiques sont également des solutions valables ». Jusqu’à présent toutefois, ces derniers conservent un prix au litre très élevé. L’hydrogène par contre, pourrait constituer une alternative intéressante même si la technologie est lente à démarrer. En 2020 déjà, Colruyt était le premier en Europe à tester un 44 tonnes propulsé à l’hydrogène dont les avantages principaux sont une autonomie voisine de celle des bons vieux diesels doublée d’un remplissage rapide. Fin 2022, Vervaeke, spécialisé dans le transport de produits chimiques et pétrochimiques, se lançait dans l’aventure avec l’achat d’un premier citernier et depuis, participe en tant que sous-traitant d’Ineos aux premiers essais client du tracteur à pile à combustible Mercedes Gen H2 dont la commercialisation est prévue pour 2025.
D’abord l’infrastructure
CMB Tech qui vient de lancer le premier remorqueur à hydrogène au monde convertit depuis un moment déjà des poids lourds en véhicules bicarburant. Cette maîtrise de la technologie des moteurs à hydrogène a-t-elle suscité des appétits ? Toujours est-il que l’entreprise vient d’être acquise par Euronav pour un milliard d’euros. Parallèlement, une infrastructure se met petit à petit en place avec pour pionnier dans notre pays Dats 24 (Colruyt) qui exploite déjà dans notre pays six stations à hydrogène, dont deux pour poids lourds (Wilrijk et Ollignies). « Veillez à l’infrastructure nécessaire et une partie des flottes s’électrifiera naturellement », recommande le Mémorandum 2024-2029 du Conseil général de Mobilité flamand (MORA) dans une réflexion empreinte de bon sens et valable quel que soit le type de nouvelle énergie. Peut-être aurait-il fallu commencer par-là ?
Le Top Transport est paru avec le Trends-Tedances du 21 mars et disponible en PDF.