En 2030, les commandants de bord seront peut-être à quai
Les avions possèdent la fonction pilote automatique. Pour les fourgons, les camions et les voitures autonomes, on s’en approche de plus en plus. Non, vous ne rêvez pas : des bateaux devraient bientôt naviguer sans capitaine à leur bord. Rudy Negenborn, professeur et chercheur à l’université technique de Delft est une sommité européenne dans son domaine. Il nous explique où en sont les avancées à l’heure actuelle et comment la technologie va potentiellement révolutionner la navigation de demain. - Dimitri Dewever
Il y a un peu plus d’un an que le ferry autonome japonais Soleil a levé l’ancre, devenant ainsi le premier grand bateau à naviguer sans équipage. Ce navire de 220 mètres de long était muni de capteurs intégrés et d’un système informatique alimenté par de savants algorithmes et une intelligence artificielle. Ainsi équipé, il pouvait accoster, effectuer des tours, des demi-tours et parcourir 240 kilomètres en mer. Il était également capable de réaliser certaines manœuvres particulièrement difficiles, même pour les marins les plus aguerris. « Les bateaux autonomes peuvent, tout comme les voitures sans chauffeur, renforcer la sécurité en prévenant plus efficacement les accidents et en proposant les meilleurs itinéraires. Ils peuvent aussi diminuer l’impact sur l’environnement grâce à leur carburant et à leur moteur moins polluants », précise Rudy Negenborn, professeur Multi-Machine Operations & Logistics à la tête du laboratoire de recherche sur la navigation autonome à l’université technique de Delft.
30 à 40 % moins chers
L’emploi de bateaux autonomes pour le transport de marchandises serait de 30 à 40 % plus économique… Ce qui pourrait rendre le transport maritime plus attrayant que le transport terrestre. Et ces avancées collent bien avec les objectifs européens visant à rendre le transport de marchandises plus durable. En quoi opter pour un bateau autonome peut-il être plus avantageux? Cette technologie permet tout d’abord de combler le manque actuel de main-d’œuvre : les capitaines et leur équipage exercent un métier en pénurie dans le monde entier. D’ici 2030, ils devront peut-être rendre leur tablier (enfin, leur gouvernail).
Tout comme le centre de trafic contrôle le transport aérien et ferroviaire, le capitaine contrôlera tous les navires en approche depuis un centre de trafic situé dans le port. Ce travail relèvera essentiellement du monitoring, puisque les bateaux accosteront ou quitteront les quais eux-mêmes et prendront contact avec le capitaine resté au centre de contrôle. « Par exemple, si beaucoup de bateaux naviguent en même temps et si l’un d’entre eux se trouve dans une situation difficile à gérer, ou qu’une pièce du bateau nécessite d’être entretenue, un contrôleur pourra prendre simultanément le contrôle de plusieurs bateaux à distance. »
Les bateaux autonomes résolvent également les problèmes d’inefficacité et d’engorgement des ports. Les aléas liés à l’utilisation de bateaux classiques engendrent des retards ainsi que des coûts supplémentaires. « Parfois, ils peuvent entraîner de très graves accidents. Personne n’a oublié l’incident du cargo Ever Given échoué dans le canal de Suez, qui a eu un retentissement mondial sur la logistique de la navigation et du transport de marchandises », poursuit le professeur Negenborn.
La navigation (partiellement) automatisée dans les écluses, moins énergivore, tout en évitant au maximum les collisions, permettrait une utilisation plus sûre et plus efficace des voies navigables, et serait également moins coûteuse.
Des projets-pilotes prometteurs
La technologie de pointe est très présente à l’heure actuelle. Prenons l’expérience concluante du cargo japonais qui a pris le large en 2022, ou d’autres bateaux plus petits (souvent moins de 10 mètres de long), entièrement autonomes. « Ces bateaux sont déjà à l’œuvre dans des endroits plus isolés pour la réalisation de tâches spécifiques comme le contrôle des infrastructures et de la qualité de l’eau en haute mer », souligne Rudy Negenborn. Nous ferons très bientôt face à un changement radical : les premiers gros navires autonomes destinés au transport commercial commenceront à voguer en mer.
D’autres projets-pilotes sont en train d’être développés, comme le cargo norvégien Yara Birkeland, long de 80 mètres. D’ici 2024, il devrait pouvoir transporter en toute autonomie de l’engrais d’une usine vers un port d’exportation. « En Asie, un autre prototype électrique de 120 mètres de long, partiellement autonome et géré à distance, devrait pouvoir faire la navette entre deux ports dans la province de Shandong », ajoute Rudy Negenborn. Au cours des prochaines années, la communication et la collaboration entre les navires automatisés se renforceront de plus en plus. « Le Vessel Train, un projet expérimental financé par le Netherlands Maritime Technology (NMT) de Rotterdam emploie un navire avec équipage à bord pour guider efficacement les navires automatisés à travers les plus petits cours d’eau », poursuit le professeur Negenborn.
Les défis actuels
Il existe encore aujourd’hui bien des défis à relever pour permettre le développement de bateaux autonomes à grande échelle. Soulignons les enjeux financiers : la construction d’un grand navire représente des millions d’euros d’investissement et nécessite un délai de 10 ans. En effet, l’intégration des radars, des caméras et des capteurs, ainsi que la technologie nécessaire à la reconnaissance d’images, à l’analyse de données et aux algorithmes de l’intelligence artificielle, sont d’une très grande complexité. « Les bateaux autonomes doivent pouvoir communiquer entre eux, avec les ports et les centres de contrôle. Un large écosystème de technologies maritimes doit être mis en place, ce qui nécessite une sorte de standardisation, mais nous n’y sommes pas encore », constate Rudy Negenborn.
Des solutions techniques doivent être apportées afin de surmonter les difficultés liées aux capteurs utilisés à l’heure actuelle. Selon le chercheur, il n’est pas toujours évident de repérer certains objets de petite taille flottant à la surface de l’eau ou immergés, ainsi que des nageurs ou des avironneurs. Mentionnons aussi les défis juridiques : certaines adaptations doivent encore être faites dans la réglementation du transport maritime. Et en matière d’assurances ? Actuellement, la loi exige dans de nombreux pays qu’un équipage soit présent à bord.
Rudy Negenborn ajoute : « Quoi qu’il en soit, les bateaux autonomes auront toujours besoin d’une intervention humaine : pour contrôler la navigation, veiller à l’entretien, transporter les cargaisons, réaliser les tâches de surveillance et évaluer les risques. Pour qu’un bateau possédant un haut degré d’automatisation puisse être testé en autonomie, il faut qu’une personne au minimum gère les commandes et contrôle si tout se passe bien. » Enfin, il faudra aussi être encore plus attentif aux risques liés à la cybersécurité, qui seront d’autant plus importants lorsque des navires autonomes seront mis en service. Et Rudy Negenborn conclut : « J’estime très probable que dans 10 ans, des navires partiellement autonomes pourront être utilisés à des fins commerciales en Europe. »